Entretien #10 Mykhailo Glubokyi
Le directeur de la fondation culturelle ukrainienne Izolyatsia explique en quoi l'invasion russe de l'Ukraine impacte le pays et l'importance des coopérations culturelles européennes dans ce contexte.
Mykhailo Glubokyi est le directeur de la fondation ukrainienne Izolyatsia, un projet culturel initialement basé à Donetsk, qui a été forcé de s’installer à Kyiv en 2014 en raison de l’agression russe de l’Ukraine. Izolyatsia est un des membres du réseau soutenu par Europe créative, Trans Europe Halles.
Lacets : Pouvez-vous vous présenter brièvement et présenter votre organisation ?
Mykhailo Glubokyi : Je suis le directeur du développement de la fondation Izolyatsia. Je travaille dans l'organisation depuis 2011 et j'ai fait partie de la plupart des projets de l'organisation. "IZOLYATSIA. Platform for cultural initiatives" a été créée à Donetsk, en Ukraine, sur le site d'une ancienne usine de matériaux d'isolation. Donetsk était autrefois un important centre industriel et financier, avec des mines de charbon, une production de métaux, de l’ingénierie, de l’agriculture, etc. Elle a également hérité de nombreuses mines et usines en déclin. Certaines d'entre elles ont été abandonnées, d'autres ont été utilisées comme entrepôts et stockages.
Nous avons eu l'occasion d'utiliser les locaux d'une usine de matériaux d'isolation créée en 1955 et fermée en 2005. Le nom de notre organisation provient du nom original de l'usine, qui signifie "Isolation". De 2010 à 2014, nous avons développé un projet visant à transformer l'usine en un centre de création contemporaine comprenant plusieurs espaces d'exposition, des ateliers pour les artistes, un fab lab, un cinéma, une bibliothèque et un café. L'idée derrière l'institution était courageuse : apporter une nouvelle vie culturelle et économique à la ville, fournir aux gens des connaissances et une éducation sur le nouveau monde de l'économie créative, et montrer l’étendue des possibles dans la culture et les arts contemporains pour nourrir de nouveaux projets et idées.
Quelle est la situation actuelle pour vous et pour Izolyatsia ?
En 2014, les milices soutenues par la Russie ont pris les territoires d'Izolyatsia par la force. Ils construisaient un nouveau régime totalitaire, et il n'y avait pas de place pour le dialogue ouvert ou les arts critiques. Izolyatsia était le deuxième lieu qu'ils ont capturé après les gouvernements régionaux et municipaux. Pourtant, nous savons peu de choses sur ce qui se passe sur place.
Nous savons, cependant, que la zone est transformée en prison illégale. "Illégale" signifie que l'Ukraine ou les organisations humanitaires internationales n'y ont pas accès, et que la Russie ou ses mandataires ne la reconnaissent pas. Aucune Croix-Rouge ou autre organisation humanitaire n'a jamais été autorisée à visiter la prison. Si quelqu'un que vous connaissez y est détenu, vous ne le saurez jamais, et la Russie ne le reconnaîtra jamais. D'après les témoignages de celles et ceux qui ont réussi à survivre à la prison d'Izolyatsia, nous connaissons les horreurs de la torture et de l'humiliation, le travail forcé, les violences sexuelles, etc. Stanislav Asieiev, journaliste ukrainien capturé par les services de sécurité russes et qui y a passé 28 mois, a écrit un livre, Torture camp on Paradise Street. Le livre est disponible en français, allemand, néerlandais, ukrainien et russe, avec une traduction anglaise à venir. De plus amples informations sur la prison illégale d'Izolyatsia sont disponibles ici.
La fondation Izolyatsia a déménagé à Kyiv et a commencé son travail à partir de zéro. Nous avons développé un nouveau centre créatif appelé "IZONE" dans les locaux du chantier naval de Kyiv. Ce lieu a donné naissance à de multiples startups créatives, des projets artistiques, des expositions, de jeunes programmateur·ices et des managers et manageuses culturel·les prometteur·euses. Au cours des huit dernières années, nous avons travaillé en Ukraine, dans l'Union européenne, aux États-Unis et dans la région du Caucase.
Alors que nous développions des sujets importants pour l'ensemble du pays et du monde, nous n'avons jamais perdu de vue l'Est de l'Ukraine avec divers projets, des programmes éducatifs et de renforcement des capacités, des recherches et plus encore. Plus tard, en 2020, nous avons commencé à nous concentrer sur la décentralisation. Le gouvernement ukrainien a mis en œuvre une réforme très réussie qui a créé de nouvelles communautés territoriales indépendantes, avec leurs propres départements de la culture et davantage de fonds restant dans les budgets locaux, au lieu d'aller vers la capitale.
Cela a créé beaucoup d'opportunités dans tout le pays et de nouvelles administrations municipales intéressées par le développement culturel et aspirant au soutien d'expert·es. En 2019, nous avons commencé à voyager dans le pays à bord d'un bus culturel communautaire, un vieux bus Volvo, réaménagé pour devenir un centre culturel à part entière sur roues. Nous avons travaillé avec de petites communautés dans tout le pays, en co-créant des programmes spécifiques adaptés aux besoins de chaque communauté. En 2021, nous avons finalement transféré le bureau central de Kyiv à la ville de Soledar, une petite mais essentielle ville minière de sel dans la région de Donetsk, que nous voulions transformer en un centre culturel pour toute la région.
Malheureusement, avec l'invasion à grande échelle de la Russie en Ukraine, nos plans ont été rejetés. Soledar se trouve désormais sur la ligne de front. Les missiles russes et les frappes d'artillerie ont presque anéanti la ville. Notre espace à Kyiv est également hors de portée. Nous utilisons les fonds que nous avions prévu d'utiliser pour la culture afin d'apporter une aide humanitaire aux petites communautés d'Ukraine.
Nous sommes très reconnaissants à nos donateurs (l’Union européenne, l’Institut culturel danois, la Fondation européenne de la culture et le Goethe Institut) d'avoir fait preuve de souplesse et de nous avoir permis d'adapter nos programmes. Bien sûr, nous réalisons toujours des projets culturels, mais notre priorité culturelle numéro un est de fournir un soutien en matière d'infrastructure aux organisations culturelles, aux artistes et aux professionnel·les de la culture ukrainien·nes. En dehors de l'Ukraine, nous sommes engagés dans un travail de diplomatie culturelle, représentant le secteur culturel ukrainien lors de tous les événements décisionnels importants. Nous essayons également de participer à des projets européens, tels que Culture Moves Europe ou Europe créative, et d'aider les artistes et les professionnel·les de la culture ukrainiens à l'étranger.
En tant que membre du réseau européen Trans Europe Halles (TEH), comment avez-vous ressenti le soutien des acteur·ices culturel·les européen·nes au cours des derniers mois, depuis le début de l'invasion russe en Ukraine ?
Nous avons ressenti un énorme soutien de la part des acteur·ices culturel·les européen·nes depuis le début de l'invasion à grande échelle de la Russie. Comme d'habitude, la société civile a réagi très rapidement. Nous avons vu nos ami·es du secteur culturel européen se rendre à la frontière en tant que volontaires, rencontrer des personnes déplacées ukrainiennes et leur apporter une première aide.
Des centres culturels se sont transformés en logements temporaires pour celles et ceux qui avaient perdu leur maison, organisant des collectes de fonds, mettant leurs espaces à disposition pour des expositions et sensibilisant leurs communautés à la guerre. Trans Europe Halles a immédiatement créé un fonds de solidarité pour soutenir les organisations membres ukrainiennes et les membres européens qui s'efforcent d'accueillir et de soutenir les personnes originaires d'Ukraine, et a organisé des réunions d'urgence pour réfléchir à un soutien accru de la part de ses membres : résidences, bourses, divers programmes pour les personnes déplacées.
Nos ami·es de toute l'Europe ont donné de l'argent pour que nous puissions l'envoyer directement aux Ukrainien·nes dans le besoin. Plus tard, avec TEH, nous avons organisé une série d'ateliers et de recherches pour déterminer comment les centres culturels pouvaient mieux soutenir les artistes et les professionnel·les de la culture ukrainien·nes. Avec l'Institut suédois, nous avons lancé Re-Source Ukraine, un programme pour soutenir les organisations de sept pays limitrophes de l'Ukraine qui travaillent avec les réfugié·es ukrainien·nes. En février-mars 2023, nous prévoyons un festival à l'échelle européenne pour soutenir et représenter les artistes ukrainien·nes et parler un an après le début de l'invasion à grande échelle de la Fédération de Russie en Ukraine. Nous sommes très reconnaissants pour ce soutien. Nous ne l'oublierons jamais et espérons que l'esprit de solidarité sera conservé pour tous les défis qui nous attendent à l'avenir.
Plus globalement, avez-vous l'impression que les organisations culturelles d'Europe occidentale ont montré plus de soutien/d'intérêt envers l'Ukraine et la culture ukrainienne depuis le 24 février ?
Je pense que oui. Dans une situation comme celle que nous connaissons actuellement, il n'y a jamais assez de soutien et d'intérêt. Depuis le début de la guerre en 2014, nous avons reçu beaucoup d'aide de nos ami·es dans toute l'Europe. Mais depuis le 24 février, le niveau des atrocités et des dommages causés au secteur culturel a augmenté de manière exponentielle. Cela exige une réponse beaucoup plus robuste et plus large. Nous constatons que des organisations de toute l'Europe prennent position et essaient de fournir autant d'aide que possible.
D'après ce que nous voyons actuellement, l'Union européenne, représentée par Europe créative, entre lentement en scène avec ses programmes indispensables de soutien à grande échelle du secteur culturel ukrainien. Tout ce soutien résulte de la synergie entre le désir d'aider des institutions européennes indépendantes, le soutien infrastructurel des organismes publics européens et les efforts constants de diplomatie culturelle publique des organisations et des individus ukrainiens, qui travaillent avec les parties prenantes, fournissent des informations, du contenu et des propositions créatives sur la manière dont nous pouvons toutes et tous nous entraider.
La Commission européenne a lancé quelques appels à projets dédiés aux artistes ukrainien·ne·s. Il y a également eu la décision de reporter la date limite de dépôt des candidatures à l'appel de la coopération Europe Créative en mars dernier afin d'inclure davantage d'organisations ukrainiennes dans les coopérations européennes. Est-ce quelque chose (être impliqué dans un projet européen) que les acteur·ices ukrainien·nes pourraient envisager malgré la guerre ?
Nous comprenons qu’Europe créative a besoin de temps pour commencer à avancer dans la bonne direction. Repousser les dates limites de dépôt des candidatures et encourager les organisations européennes à inclure des partenaires ukrainiens est leur façon de montrer leur soutien et leur affection. Nous savons que de nombreuses organisations ukrainiennes ont profité de cette opportunité et je pense que le programme a aidé les professionnel·les de la culture à rester dans la profession, pour que certaines institutions poursuivent leurs programmes et fournissent un contenu de qualité dans le cadre de leurs intérêts professionnels.
Je me souviens qu'il était difficile de formuler des propositions concrètes au printemps 2022. Pourtant, je suis sûr qu'après l'annonce des résultats de l'appel, les bénéficiaires trouveront une façon créative d'utiliser les fonds pour le bien du secteur culturel ukrainien et de la société ukrainienne en général.
Comment les organisations culturelles européennes peuvent-elles continuer à soutenir l'Ukraine, ses artistes et ses organisations culturelles ?
Il y a un très grand nombre de choses que les organisations culturelles européennes peuvent faire :
Présenter l'art ukrainien dans vos espaces. Être les ambassadeurs des produits culturels ukrainiens dans vos communautés ;
Fournir des récits ukrainiens dans le travail de vos institutions culturelles. Il s'agit notamment de décoloniser les récits russes utilisés dans les institutions culturelles occidentales (par exemple, en attribuant à la Russie toutes les œuvres d'art produites dans l'Empire russe et en Union soviétique, en invitant des artistes russes à parler au nom de l'Ukraine (oui, cela existe encore), ou simplement en rappelant que l'Ukraine a toujours fait partie de l'Europe et que nos histoires sont intimement liées. Organisez des discussions et des présentations, parlez de ces sujets à votre public ;
Participez aux efforts de promotion pour que les décideur·euses au niveau local et européens soutiennent encore plus efficacement l'Ukraine ;
Offrez aux artistes et professionnel·les de la culture ukrainien·ne des emplois et des possibilités de poursuivre leur carrière à l'étranger, partagez des informations sur les possibilités de financement, de résidence, de mobilité et d'éducation pour les artistes et professionnel·les de la culture ukrainien·nes. Organisez des événements de mentorat ou de mise en réseau pour mieux intégrer les artistes et professionnel·les de la culture ukrainiens dans votre scène culturelle locale ;
Participez au développement de projets culturels et artistiques en Ukraine et soutenez les institutions existantes. Organisez des événements éducatifs pour les artistes émergent·es et les organisations culturelles qui travaillent dur sans le soutien de l'État. Veillez à ce que les artistes et les professionnel·les de la culture ukrainiens aient un endroit où retourner lorsque la guerre sera terminée, afin d'éviter la fuite des cerveaux. Aidez les organisations à se procurer les équipements nécessaires à leur travail ;
Travaillez avec les personnes déplacées ukrainiennes dans vos villes ;
Participez à la restauration du patrimoine culturel et des institutions endommagées ou détruites par la guerre ;
Participez aux efforts de restauration et de reconstruction des villes, mettez à profit votre expertise en matière d'urbanisme, d'architecture, de développement durable des bâtiments, de collaboration avec les communautés locales, etc ;
Organisez des collectes de fonds pour les réfugié·es et les organisations d'aide humanitaire travaillant en Ukraine (mais s'il vous plaît, ne donnez pas aux grandes organisations internationales comme la Croix-Rouge ou Amnesty International ; elles sont coûteuses et inefficaces).
Selon vous, quel est le rôle de l'art et de la culture (en Ukraine mais aussi ailleurs) dans la guerre actuelle ?
En 1919, l'Ukraine se bat pour son indépendance contre la Russie. Pour promouvoir sa culture et persuader les politiciens occidentaux que l'Ukraine a besoin d'un soutien international, Symon Petlura, une personnalité ukrainienne éminente de l'époque, a créé de nombreuses initiatives à présenter à l'étranger pour montrer la richesse et l'authenticité de la culture ukrainienne.
L'un de ces projets était Ukrainian Republic Capella. Il a connu un grand succès, a été très bien accueilli dans le monde entier et a fait changer d'avis de nombreux intellectuels occidentaux sur le besoin d'indépendance de l'Ukraine. Malheureusement, l'Ukraine indépendante de 1918-1921 a été engloutie par la Russie bolchevique, mais Ukrainian Republic Capella a présenté au monde plusieurs chefs-d'œuvre. L'un d'eux est le célèbre chant de Noël "Carol of the Bells", écrit par Mykola Leontovych.
Aujourd'hui, la culture ukrainienne est encore une chose pour laquelle nous nous battons tous dans cette guerre. Au cours des huit dernières années, nous avons enfin commencé à briser les chaînes du colonialisme russe, à restaurer et à développer notre propre culture authentique, étroitement liée à la culture des autres nations européennes. Nous pouvons constater que de plus en plus d'initiatives indépendantes ont été créées dans tout le pays par des personnes prêtes à assumer la responsabilité de leurs communautés.
Ces personnes ont créé leur propre compréhension de l'Ukraine, et ce concept est quelque chose que nous voulons préserver et continuer à développer. La victoire de la Russie dans cette guerre signifiera que toute la culture ukrainienne sera effacée et remplacée par la culture, l'histoire et les valeurs russes. C'est ce que la Russie a fait à de nombreuses nations différentes sur tout le continent. Nous ne pouvons pas permettre cela, et c'est contre cela que se bat chaque Ukrainien·ne.
Les communautés qui participent à divers projets culturels se rassemblent désormais en de solides organisations civiles, qui agissent pour soutenir leurs concitoyens, l'armée, les personnes déplacées d'autres régions et bien d'autres encore. L'art est utilisé comme un outil de réflexion, de recherche et de documentation sur la guerre, mais aussi comme un outil d'aide et de soutien aux victimes de la guerre. L'art est utilisé comme un outil de diplomatie et de communication.
Lorsque la guerre sera terminée, il y aura d'innombrables sujets de recherche et de partage d'expériences avec d'autres nations européennes, notamment les moyens de s'auto-organiser, de coopérer, de s'adapter à de nouvelles circonstances et de reconstruire à partir de zéro. La restauration de l'Ukraine devrait devenir un nouveau rêve européen et un point de connexion de tous les efforts et initiatives européens. En particulier les initiatives culturelles.