Interview #12 Gwendolenn Sharp (The Green Room)
Gwendolenn Sharp est la fondatrice et coordinatrice de The Green Room, une organisation qui développe des stratégies pour le changement environnemental et social dans l'industrie musicale.
Gwendolenn Sharp travaille dans le secteur de la musique depuis bientôt 20 ans. Elle a commencé en travaillant pour une institution culturelle en Pologne et s’est initiée aux projets européens en tant que partenaire de différents projets de coopération culturelle. De retour en France en 2012, elle a travaillé quelques années comme tour manageuse tout en accompagnant des structures dans leur développement à l’international, en particulier dans l’espace euro-méditerranéen. En 2016, elle créée l’association The Green Room. En parallèle à la coordination de TGR, elle est chargée de cours à l’IEE (Institut d’Études Européennes) à Paris 8, et collabore avec le Pôle Europe de l’IFPRA Normandie autour de projets Erasmus+ portant sur les enjeux environnementaux. Elle est experte des questions environnementales liées à la musique.
Lacets : Pouvez-vous nous parler de The Green Room et des actions menées à travers ce projet ?
Gwendolenn Sharp : The Green Room est une association basée dans la Manche qui existe depuis 2016. Le cœur de sa mission est d’accompagner le secteur de la musique autour des enjeux environnementaux et climatiques, en France et à l’international. Cela se décline sous différentes formes :
Accompagnement opérationnel des musicien·nes et des groupes/ensembles pour des pratiques intégrant la dimension environnementale, plus particulièrement sur le montage de tournées bas-carbone
Sensibilisation et formation des acteur·ices du secteur musical (ateliers, création et mise à disposition de ressources, interventions, etc.) aux enjeux environnementaux
Mise en mouvement, réalisation d’études, d’évaluations, co-création d’outils, etc. pour des réseaux, projets européens, salons professionnels, etc., pour la transition écologique du secteur. The Green Room est par ailleurs actuellement partenaire du projet Erasmus+ C’man pour la formation des manager·euses du secteur culturel à la gestion du changement et des enjeux environnementaux, et coordonne STOMP, un projet financé par MusicAIRE, pour des pratiques numériques éco-responsables dans le secteur musical.
Ces dernières années, l’Union européenne a lancé des messages forts sur le sujet de la lutte contre le dérèglement climatique, caractérisés par de multiples prises de parole sur la scène politique, notamment à travers le pacte vert (Green New Deal). Comment ces discours se sont-ils traduits concrètement pour les acteurs et actrices culturelles ?
Je pense qu’il est important de rappeler que le pacte vert européen n’est pas une initiative descendante, qu’il ne vient pas de la bureaucratie bruxelloise, mais bien d’une préoccupation citoyenne et d’un désir, d’une volonté des électeur·ices qui sont allé·es voter pour les élections européennes avec un fort engagement écologique pour le projet européen. D’après l'Eurobaromètre de l'automne 2019, les citoyen·nes de l'Union européenne considèrent le changement climatique et l'environnement comme l'un des problèmes les plus importants auxquels le monde est confronté.
Du côté du secteur culturel, un certain nombre d’acteur·ices s’étaient déjà emparé·es de ces sujets, je pense par exemple au projet Imagine 2020 mené par le Kaaitheater ou encore le projet GALA Green Art Lab Alliance. C’est ce que met d’ailleurs bien en avant l’étude du parlement européen sur les mesures de « verdissement » des programmes Europe créative, Erasmus+ et du Corps Européen de Solidarité en montrant qu’une part substantielle de projets liés au climat a été mise en œuvre au cours de la période 2014-2019, correspondant à 14,2 % du budget (combiné) attribué pour les programmes Erasmus+, CES et Europe créative.
Une majorité des acteur·ices qui bénéficient des programmes européens ont mis en place des actions pour « verdir » leurs pratiques, en particulier autour des questions d’alimentation, des déchets et de limiter le nombre de déplacements pour assister à des réunions par exemple. La volonté est généralement là, mais on reste encore beaucoup dans la politique des petits pas, sans véritable changement systémique ni réinvention de nos manières de travailler. Et les contraintes post-covid et liées au contexte actuel mettent le secteur face à des difficultés supplémentaires qui empêchent parfois une vision plus globale et systémique.
La manière dont on répond dépend aussi d’où on se place : il y a ce que l’on peut contrôler, ce que l’on pourra influencer et enfin ce sur quoi nous n’avons pas le contrôle et qui va nécessiter des actions de plaidoyer et des coopérations avec les collectivités. Sur ce dernier point, les obstacles sont nombreux et le constat à l’échelle européenne du secteur est le même que celui que l’on a pu dresser en France : manque de moyens financiers, de données, besoin de formation et d’une approche systémique.
Nous observons une multiplicité de financements européens intégrant la question environnementale dans le secteur culturel, qu’est-ce que l’Union européenne attend des acteurs et actrices du milieu pour répondre au défi climatique ?
Les financements intégrant cette question sont effectivement plus nombreux, mais ils restent très modestes. Si on prend l’exemple du programme MusicAIRE pour la relance verte, numérique, juste et résiliente du secteur musical, deux appels ont été publiés, avec peu de financements et très peu de projets soutenus, alors qu’au vu des candidatures la demande est très forte pour ce type de soutien.
Ces financements peuvent permettre la mise en place d’expérimentations et de projets pilotes, ils ne peuvent en aucun cas répondre à l’ampleur du défi. La question des enjeux environnementaux est une priorité transversale qui est prise en compte dans le cadre des objectifs généraux de coopération et d’échanges pour défendre la diversité, la compétitivité et la collaboration. L’attente par rapport au secteur culturel est donc double ; comment répond-t-il à ces deux grands enjeux : la société doit atteindre la neutralité carbone et s’adapter aux impacts du changement climatique.
Concrètement, l’UE attend du secteur culturel qu’il joue un rôle dans le changement de la société au sens large, tout en changeant ses pratiques de manière plus introspective. Ces changements doivent s’effectuer à tous les niveaux mais surtout dans la manière dont nous planifions et structurons notre secteur, afin d'éviter d'imposer des pratiques non durables aux artistes et aux compagnies, ce qui leur imposerait une responsabilité excessive. Et il est crucial que l’UE ne se dédouane pas de ses responsabilités, en particulier en termes d’infrastructures de transports par exemple.
Pouvez-vous évoquer quelques projets culturels européens qui travaillent sur ces questions ?
Il y en a évidemment beaucoup, mais pour donner un aperçu des sujets actuellement au travail, je peux citer le projet Europe Créative Rebuilding to Last mené par Trans Europe Halles, qui porte sur la transformation des bâtiments culturels, un des enjeux les plus importants pour le secteur culturel mais aussi pour l’ensemble de la société, et qui illustre bien la richesse et le diversité des partenariats que l’on peut mettre en place dans ce type de collaborations (bureaux d’architectes et d’ingénieurs, centre d’innovation, université, etc.)
Le projet Footprints qui porte sur la mobilité des artistes du secteur du jazz et des musiques improvisées a expérimenté des modèles de tournées plus durables, inclusives et économiquement viables, et grâce à un effet boule de neige a su embarquer un grand nombre d’acteurs du secteur pour un projet à plus grande ampleur qui démarrera cette année sous le nom de Better Live.
Dans le secteur des arts du cirque et les arts dans l’espace public, le projet « Hand to Hand » questionnent les notions de durabilité et d’écologie sociale en créant des espaces d'apprentissage et d'expérimentation au sein de différents secteurs d’activités (pêche, manufacture de papier, production viticole, etc.) pour des artistes circassiens.
Parmi les projets soutenus par le programme MusicAIRE pour la relance du secteur musical, le projet IMPALA Climate Training and Standards Project répond à un autre enjeu essentiel de la transition écologique, celui de la formation des acteur·ices aux enjeux climatiques.
Je citerais aussi des projets qui ont été soutenus et qui sont maintenant terminés comme GALA-Green Art Lab Alliance ou Shift Culture pour la dynamique collective qu’ils ont entrainé et qui se perpétue au-delà du projet, ou encore Cultural Adaptations pour avoir été je pense le premier projet à mettre la question de l’adaptation au changement climatique au cœur de sa collaboration, avec notamment la production de guides que je trouve très pertinents sur l’implication des artistes et opérateur·ices culturel·les dans l’élaboration des plans climats et politiques publiques d’adaptation.
Pensez-vous que la position de l’UE soit suffisante pour répondre à l’urgence climatique ? Comment la Commission pourrait-elle aller plus loin ?
Le plan de l’UE au travers du pacte vert est un plan ambitieux, aligné sur les objectifs de l’accord de Paris. Il donne un cadre solide pour guider la transition écologique. Et on voit bien à quel point le contexte géopolitique actuel montre que l’on doit sortir de notre dépendance aux énergies fossiles. Le pacte vert constitue une opportunité formidable de revoir ce qui maintenant est inadéquat par rapport aux objectifs climatiques au sein de tous les secteurs, y compris donc pour le secteur culturel et des industries créatives. Pour ce secteur, cela représente aussi une opportunité pour se saisir de l’échelon européen pour faire avancer les gouvernements nationaux sur ces enjeux, et appuyer des actions de plaidoyer menées par les différents réseaux notamment.
De plus en plus, la prise en compte du respect de l’environnement est un critère obligatoire dans un appel à projet, qu’elle qu’en soit la discipline et l’objectif, comme l’est l’égalité des genres. Qu’est-ce que cherche à faire l’Union européenne avec ces critères, et comment cela peut-il évoluer ?
Ce sont des critères pour le moment incitatifs, ou des expérimentations autour notamment des questions de mobilité « verte » qui ont pu être testés au travers d’un financement plus important accordé aux artistes et opérateur·ices culturel·les quant à leur choix de mode de transport (I-Portunus) ou l’expérimentation de nouveaux modèles de tournées plus durables, si ce n’est bas-carbone (Perform Europe).
Il manque cependant un cadre global et une cohérence entre ce qui est demandé par les différents programmes et appels à projets. Tout comme pour l’égalité des genres et les critères d’inclusivité dans leur ensemble, il faut que les enjeux environnementaux et climatiques deviennent a minima un critère systématique à tous les appels à projets, avec des données et des objectifs chiffrés et un tableau de bord d’indicateurs qui permettent une évaluation précise en lien avec les objectifs européens en termes d’atténuation des impacts et d’adaptation au changement climatique.
L’action environnementale et climatique n’est pas une fin en soi, tout comme la communauté créative ne se résume pas à un mégaphone, ni à son empreinte carbone. C’est un processus, une façon de travailler et il faut qu’elle soit intégrée comme telle. Les réponses au climat et à l'environnement du secteur sont aussi variées et dynamiques que la communauté elle-même, et chacun·e, qu'il ou elle soit artiste individuel·le ou grande institution, a un rôle à jouer.